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Novembre-Décembre 2024

La crèche en écorce de peuplier d'Henri Vincenot

Crèche polychrome en écorce de peuplier par Henri Vincenot

Photographie de la crèche polychrome en écorce de peuplier, tirée de Vincenot l'album, Précy-sous-Thil, Éditions de l'Armançon, 2012, p. 73.

​     « Le sculpteur a des mains de dieu. Il a reçu un don extraordinaire. Assis, les yeux fixes comme en hypnose, il cherche patiemment la forme. Elle semble à portée de tout puisqu'elle est partout. Mais il n'y a qu'une forme qui puisse exprimer un sentiment donné. Elle ne se rencontre que sous le ciseau d'un homme privilégié [1]. »

     Ces quelques lignes, extraites d'un cahier intime (1936) d'Henri Vincenot, nous renseignent sur l'amour de la sculpture d'un artiste aujourd'hui plus connu pour ses romans que pour son œuvre sculpté. Destinées à « sanctifier l'espace domestique[2] », les sculptures d'Henri Vincenot n'ont jamais fait l'objet de vente ou d'exposition de sa part, contrairement à ses peintures ou ses dessins. Elles ont donc un caractère intime et familial très fort, indissociable du projet de résurrection du hameau de la Peurie : beaucoup, d'ailleurs, ont été pensées ou réalisées dans l'idée d'y être intégrées à terme [3].

     Le Musée de la Vie bourguignonne (Dijon) expose en permanence une dizaine de sculptures de Vincenot, toutes de thèmes religieux. Représentant saints ou prophètes, épisodes de l'Évangile, de styles et de factures plutôt hétéroclites, ces statues témoignent d'une passion que les lecteurs du Pape des escargots (Denoël, 1972) connaissent à travers le personnage de Gilbert de la Rouéchotte, jeune sculpteur autodidacte de la Montagne bourguignonne. Parmi les éléments exposés dans ce musée se trouve une crèche, objet de ce texte et de ceux qui, jusqu'au 24 décembre, tenteront d'en éclairer le sens.

   

 

​​[1] Claudine Vincenot (textes et légendes), Vincenot l’album, Précy-sous-Thil, Éditions de l’Armançon, 2012, p. 72.

[2] Madeleine Blondel, « Gislebertus hoc fecit », Actes de rencontres Henri Vincenot, Précy-sous-Thil, Éditions de l'Armançon, 1993, p. 58.

[3] Claudine Vincenot, Denis Vincenot, Le Peintre du bonheur, Paris, Anne Carrière, 2001, p. 12.​​​​

   Après quelques éléments de contexte qui vous permettront d'apprécier pleinement le travail méconnu du sculpteur Vincenot, nous présenterons tous les deux jours, à partir du 8 décembre, chacun des douze santons qui constituent la crèche en écorce de peuplier d'Henri Vincenot.​

     Afin de trouver rapidement la suite des articles, utilisez le menu déroulant ci-dessous (valable uniquement sur ordinateur et tablette).

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     Pour ne rien manquer, rendez-vous sur la page d'accueil du site (www.henri-vincenot.fr) et  inscrivez-vous gratuitement à la lettre d'information de l'association !

La crèche en peuplier : histoire, matériaux, mise en scène (6 décembre 2024)
Dessin représentant Henri Vincenot en train de sculpter devant Jean-Pierre et Claudine (vers 1941, crayon de couleur, signature en bas à gauche), Bibliothèque patrimoniale et d'étude de Dijon, Fonds Vincenot, cote Ms 4205.

Dessin représentant Henri Vincenot en train de sculpter devant Jean-Pierre et Claudine (vers 1941, crayon de couleur, signature en bas à gauche), Bibliothèque patrimoniale et d'étude de Dijon, Fonds Vincenot, cote Ms 4205.

​​​​​​​​L'apprentissage de la sculpture : indépendance et Beaux-Arts

    Les circonstances de l'apprentissage de la sculpture par Henri Vincenot sont relatées dans l'ouvrage de Claudine Vincenot Le Peintre du bonheur (cité plus haut). Madeleine Blondel dans son article « Gislebertus hoc fecit » (nous indiquerons les prochaines références de cet article dans le corps du texte, entre parenthèses) décrit elle aussi les initiations de Vincenot à la sculpture. Elles explicitent toutes deux la manière dont Vincenot commence à travailler le bois, par les « contacts avec les gens de métiers installés au village » (p. 40). Ces contacts expliqueraient le choix des outils de Vincenot : le couteau, « outil de toute une vie » (ibid.), et plus tard « quelques gouges et ciseaux [...] auxquels il ajoute une râpe » (ibid.). Ces outils se destinent essentiellement au travail du bois, la pierre étant un matériau employé plus occasionnellement [4] et exclusivement dans le contexte de la reconstruction du hameau de la Peurie.

     

     D'après sa fille, les premières réalisations du jeune Vincenot dans le domaine de la sculpture sont « quelques statuettes de la Vierge chrétienne et de femmes du Sud algérien à l'attitude hiératique et fière, au visage austère et ciselé par de terribles soleils - l'une avec un enfant sur le dos, l'autre portant une amphore sur l'épaule [...] [5] », et d'ajouter qu'il « a entrepris une Mise au tombeau du Christ ». Nous sommes alors entre 1933 et 1934 ; ce n'est qu'au retour de son service militaire que Vincenot s'inscrit aux Beaux-Arts de Dijon, sur les conseils du maître de la chapelle de la cathédrale de Dijon, Joseph Samson [6], qui le présente au  directeur d'alors, le sculpteur Pierre Vigoureux. Les santons de Vigoureux (dont certains sont visibles au Musée de la Vie bourguignonne) inspirent sans doute Vincenot pour ses propres figurines. Quoiqu'un peu plus petits et en pierre, les santons polychromes de Vigoureux témoignent des activités quotidiennes de la campagne bourguignonne des années 1930. Cet aspect ethnographique plaît à Vincenot, qui aime à mélanger, pour ses propres sculptures, touches d'orientalisme et costumes traditionnels bourguignons. Tel est le cas de la crèche polychrome, dont les inspirations sont ainsi plus proches de Pierre Vigoureux et Ovide Yencesse - également professeur de Vincenot aux Beaux-Arts - que de Claus Sluter, Jean de Marville et Jean de la Huerta, imagiers des Ducs de Bourgogne et autres modèles importants pour Vincenot. Il nous est permis de citer ces trois derniers sculpteurs parce qu'ils ont signé leurs œuvres ; aussi nous ne pouvons pas mentionner de sculpteur de la période romane qui ait marqué Vincenot, alors que, paradoxalement, leur influence est indéniable. On le perçoit dans son œuvre romanesque, qui fait de Gilbert, dans Le Pape des escargots, le continuateur du Gislebertus d'Autun (voir la p. 39 de l'article de Madeleine Blondel), ou qui situe l'intrigue des Étoiles de Compostelle à la charnière des périodes romanes et gothiques. La Basilique de Vézelay, souvent citée, représente parfaitement la fascination de Vincenot pour cette articulation du roman et du gothique, essentielle dans la compréhension de son œuvre.

L'art pour apprendre et embellir

     Claudine Vincenot apporte, dans Le Peintre du bonheur et Vincenot l'album, des éléments tirés des écrits intimes de son père, ou des souvenirs personnels de première main. Elle explique par exemple que « [s]on père  voulait créer autour de nous [ses enfants] un cadre de beauté ayant une valeur pour ainsi dire pédagogique [7] » :

    « Pour mes enfants et pas pour d'autres, j'ai peint, sculpté, écrit, chanté [...]. Mon rêve, en effet, ne fut jamais d'en faire des riches mais d'en faire des purs, des transparents, si j'ose dire : je veux qu'ils vibrent [8]. »

     L'idée de transformer, de sublimer la matière [9] est plus que jamais présente dans le désir de sculpter de Vincenot. Il n'hésite d'ailleurs pas à se représenter en train de modeler un personnage devant deux enfants attentifs (voir ci-dessus). L'œuvre sculpté de Vincenot ne saurait donc se limiter à sa fonction décorative, ne serait-ce que par les thèmes religieux qu'exploite le sculpteur. Vincenot a pensé ses sculptures pour qu'elles participent de l'édification de ses enfants certes, mais aussi pour qu'ils « vibrent » à travers elles, dans le quotidien d'une maison. De fait on s'aperçoit que certaines sculptures, dont la crèche, ont suivi Vincenot et sa famille au gré des déménagements, de la Bresse à Paris en passant par Talant, pour finir à Commarin. Enfin, ce double objectif d'édification et d'enthousiasme étend la réalisation de l'œuvre sculpté  sur le temps long - même si les contraintes professionnelles de du sculpteur allongent elles aussi le processus. En effet Vincenot modifie, procède à des ajouts, transforme progressivement ses sculptures à l'occasion d'événements familiaux, en fonction de l'âge de ses enfants ou petits-enfants.

      On observe ainsi qu'une part importante de l'œuvre sculpté de Vincenot est liée directement à des événements en lien avec la naissance de ses enfants. Les Vierges à l'enfant qu'il sculpte à l'effigie de sa femme, Andrée, en sont les plus fidèles exemples [10]. Elles sont offertes à l'occasion d'une grossesse (Vierge couronnée pour Andrée , visible au Musée de la Vie bourguignonne) ou de la naissance d'un enfant (Vierge à l'Enfant pour Claudine, collection particulière). Madeleine Blondel montre par exemple qu'à la crèche polychrome furent ajoutés des dessins où Vincenot « portraiture ses petits-enfants pour qu'ils participent à la scène (p. 55). » (voir photographie p. 54). C'est une façon d'actualiser son œuvre et d'inclure une nouvelle génération à l'ensemble sculptural. Le fait de mélanger plusieurs supports (bois, peinture, encre et papier en l'occurrence) est un trait caractéristique de la façon de procéder de Vincenot. 

       

Genèse et création de la crèche

   La crèche qui nous intéresse ici s'inscrit tout à fait dans la démarche que nous venons d'expliquer. Sculptée entre 1938 et 1940 (p. 54), elle se situe chronologiquement au moment de la naissance de sa fille Claudine (1938), deux ans après la naissance de son aîné Jean-Pierre (1936). François, troisième enfant du couple, naît en 1940, date à laquelle la crèche aurait été terminée.

       

     Les douze santons sont sculptés à partir d'écorces de peuplier, ramassées par Vincenot autour du lac de Panthier, réservoir d'eau qui s'étale au pied de Châteauneuf-en-Auxois, et qui sépare Vandenesse et Commarin, trois villages cardinaux dans la vie et l'œuvre de Vincenot. Claudine Vincenot décrit cette habitude, visiblement prise dès l'enfance, de sculpter à partir de matériaux récupérés :

       

     « Avec son couteau, Henri va très vite sculpter des morceaux d'écorce de peuplier ramassés sur les berges de Panthier, puis des quartiers de noyer, pour en faire naître des personnages profanes ou des objets de piété ordinaire : croix, accrochées à un petit ruban de velours noir, médaillons qu'il polychrome pour les offrir aux femmes de la famille et aux petites amies, puisqu'il n'aura jamais la petite sœur dont il rêve [11] »

    L'écorce employée pour les santons est encore visible dans un état presque brut, puisque Vincenot sculpte ses douze personnages en haut relief. Observés de face, les santons donnent l'illusion de la sculpture en ronde-bosse, mais l'arrière des personnages laisse voir le peuplier non sculpté (voir photographies ci-dessous). Madeleine Blondel explique quant à elle que la production de ces sculptures est « liée à l'oisiveté [et] se dilue dans le temps » (p. 51). Elle compare également ce « travail spontané » à celui d' « imagier du quotidien » de Gilbert du Pape des escargots, citant un passage du roman (p. 51) :

    

     « Où est Gilbert ? [...] Il sort quelque chose de son paletot. c'est gros comme une chopine et blond comme une motte de beurre. Il ouvre son couteau !... et il sculpte ! Je l'avais deviné ! Alléluia, il sculpte ! tout seul dans son coin ! Il sculpte un joli petit quartier d'érable, lisse comme l'ivoire ! »

     La nouvelle « Héritage», tirée du recueil posthume Récits des friches et des bois, exprime plus encore toute l'importance de la sculpture pour Vincenot. Le lecteur découvre un autre personnage de sculpteur, le Pépère Antoine qui, parvenu au crépuscule de sa vie, comprend quel est le seul véritable héritage qu'il laissera à ces descendants :

     « Puis il [Pépère Antoine] pense à ses sculptures et son cœur bat plus vite, mais les paroles lui manquent : « Mon âme habite en chacune d’elles », dit-il simplement, mais il y a un frémissement dans tout son être, car il sait bien que son talent ne sera pas perdu, qu’il le transmet, tout chaud, à sa descendance et qu’un jour il renaîtra, nouveau, mystérieux toujours, véritable privilège et, sans le connaître, il se prend à chérir à l’avance celui qui en bénéficiera.
    Ainsi, ayant fait l’inventaire de son superbe héritage, il connaît un grand calme et il en remercie Dieu. Il dit, pour finir : « Je crois que l’on vieillit au fur et à mesure que l’on donne de soi et qu’on meurt lorsqu’on a tout donné. C’est à force d’avoir laissé de moi partout qu’il ne me reste plus rien. C’est ainsi que l’on dit que la plénitude sacrée des temps est accomplie [12]. »

Santon vu de face
Santon vu de profil
Santon vu de dos

Santon de la crèche polychrome (Musée de la Vie bourguignonne). La troisième photographie  présente l'arrière du personnage, où l'on distingue un chiffre romain et surtout l'écorce de peuplier vierge de forme et de couleur.

Mise en scène et installation

​​

     Madeleine Blondel écrit que la crèche est « installée au moment de l’Avent dans une petite étable construite à cet effet » (p. 54). La photographie de  cette même page permet de se figurer la mise en scène réelle de la crèche, du moins dans les année 70-80. L’ajout d’un dessin, au fond de l'étable, permet à Vincenot de représenter ses petits-enfants (ibid.), comme nous l'avons évoqué.

    Claudine Vincenot, qui a connu toutes les évolutions de la crèche, raconte un souvenir de son enfance parisienne :

 

    « Le feu pétille dans la cheminée. La crèche est installée et la flamme des bougies anime les petits personnages en écorce de peuplier de Panthier, sculptés et peints par mon père pour nous. Il fait bon et toute la maison embaume. Les parents, guillerets, s'agitent en cuisine, la minuscule cuisine parisienne de notre deux-pièces perché sous le zinc bleuté des mansardes [13] ».

    Les bougies en question rappellent les cierges de l'église de Châteauneuf-en-Auxois, dans Le Pape des escargots, dont la crèche vivante est souvent citée comme une source d'inspiration pour Vincenot (voir Madeleine Blondel p. 55), alors qu'elle est elle-même directement inspirée de La Nativité du Maître de Flemalle (Musée des Beaux Arts de Dijon). La ressemblance de la crèche de Vincenot avec le tableau et la crèche vivante ne s'étend cependant pas à la mise en scène, qui est assez différente.

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Photographie de la crèche polychrome en écorce de peuplier, tirée de Vincenot l'album, Précy-sous-Thil, Éditions de l'Armançon, 2012, p. 73. Les numéros sont ajoutés par nos soins pour guider le lecteur dans l'œuvre.

      On distingue nettement de quel côté chaque santon doit être placé : la technique du haut-relief ne laisse aucune ambiguïté à ce sujet. Six santons sont situés sur le côté droit de la scène. Il s'agit de Joseph (11), d'une procession de Rois Mages (1, 2, 3, 4), et d'un personnage effaré aux gestes théâtraux (8). À gauche de la scène figurent cinq personnages, parmi lesquels Marie (10), deux bergers (5, 6) une vigneronne agenouillée (7), et une femme à chignon portant un nourrisson (9). Ces onze personnages entourent l'Enfant Jésus (12), au centre de la scène. Pas d'ange ni de sages-femmes comme dans La Nativité du Maître de Flemalle, ni d'animaux d'ailleurs. Au second plan figure, sur une autre écorce de peuplier, une vue de la ville de Dijon où se distinguent très nettement la cathédrale Saint Bénigne (à droite), la tour Philippe le Bon (au centre), et l'église Notre-Dame (à gauche). Le monument qui figure entre la tour Philippe le Bon et la cathédrale évoque peut-être, selon sa forme et son emplacement, l'ancien château-fort de Dijon (que Vincenot n'a jamais connu). Quelques arbres, un ciel bleuté, des toits et des façades ocres, rouges et clairs complètent l'ensemble, qui ancre la crèche de Vincenot en pleine Bourgogne, à Dijon même. Ville de naissance et d'enfance de Vincenot, Dijon est sans doute représentée ici en raison de la proximité de la ville avec le village de Talant, où réside la famille en cette fin des années 1930, au moment de la réalisation de la crèche.​​

​​​

[4] Voir Claudine Vincenot, Denis Vincenot, Le Peintre du bonheur, op. cit., p. 11.

[5]  Claudine Vincenot, La Vie toute crue, Paris, Anne Carrière, 2006, p. 222.

[6] Ibid., p. 223.

[7] Claudine Vincenot, Denis Vincenot, Le Peintre du bonheur, op. cit., p. 12.

[8] Ibid.

[9] Voir sur notre site l'article « Henri Vincenot et le dernier charbonnier » (https://www.henri-vincenot.fr/vincenot-dernier-charbonnier).

[10] Voir Le Peintre du bonheur, op. cit., p. 10.

[11] Claudine Vincenot, La Vie toute crue, op. cit., p. 105.

[12] Henri Vincenot, « Héritage », Récits des friches et des bois, Paris, Anne Carrière, 1997, p.220-221.

[13] Claudine Vincenot (textes et légendes), Vincenot l’album, op. cit., p. 73.

Deux Roi mages (8 décembre 2024)
La procession des Rois mages (1, 2, 3, 4)

   Nous parlerons de procession [1] ou de cortège des Roi mages, en référence au thème iconographique éponyme. La présence d'un quatrième santon ajouté au groupe des trois Mages habituels nous y pousse. Si leur nombre est très souvent fixé à trois, il n’est pas rare de les voir représentés avec un véritable cortège, l’exemple le plus célèbre en la matière étant sans doute le Cortège des mages de Benozzo Gozzoli (XVe siècle).

     Comment, dans ces conditions, identifier les trois Rois mages dans la crèche de Vincenot ? Les caractères physiques permettant de les distinguer apparaissent au XIIe siècle [2]. Il s'agit essentiellement de différences d'âge symbolisées par le port de la barbe. Elles permettent d'associer à chaque Roi mage un âge de la vie [3]. Gérard Veyssière précise que c'est au XVe siècle que « l’un des Rois apparaît avec une couleur de peau différente [4] », sans pour autant se fixer sur le caractère mauresque que nous connaissons aujourd'hui à Balthazar. À cette nouvelle dimension symbolique s'ajoute l'apparition de cortèges très importants, dont le caractère exotique est souvent souligné : « accompagnés par un cortège magnifique, les Mages symbolisent la reconnaissance par tous les êtres de l’œkoumène de la royauté de l’Enfant [5]. »

     Vincenot se situe donc, comme souvent, à la croisée de différentes traditions. Son cortège est paré de costumes dont le luxe tranche avec le reste des figurants, surtout ceux du côté gauche, plus rustiques et moins orientaux. Il n'a pas sculpté d'animaux, ni de bâtiment pour la naissance du Christ ; on sait grâce une photographie que l'étable utilisée au moment de l'Avent n'était pas de sa main. Des informations nous manquent cependant quant la présence à d'éventuels animaux dans la crèche, qu'il s'agisse d'un bœuf et d'un âne, ou d'un cortège exotique qui accompagnerait les Rois mages.

Un Roi mage : Balthazar (1)

     Ce premier Roi mage noir est Balthazar. Ici Vincenot  revient à la veine plus orientaliste de sa jeunesse de sculpteur, qu’il exploite en particulier pour sa Mise au tombeau [6]. Le turban de Balthazar est jaune vif et surmonté en sa partie centrale d'un rouge tout aussi ardent. Sa tunique tranche particulièrement avec les nuances de couleurs présentes du côté gauche de la scène, bien qu'entrecoupée d'une cape bleu nuit. Le santon Balthazar est le seul à ne pas porter d'offrande : son bras (l'autre n'est pas sculpté) repose le long de son corps, dans une attitude calme qui lui donne un air pensif. Il est debout ce qui en fait l'un des plus hauts santons de la crèche (autour de dix-neuf centimètres de hauteur, voir l'article de Madeleine Blondel, p. 54). Cette position debout indique sans doute qu'il apparaît, dans la mise en scène, excentré à droite, surmontant les autres santons agenouillés.​​​​

Balthazar, par Henri Vincenot
Melchior, par Henri Vincenot

Les deux santons Balthazar et Melchior, écorce de peuplier polychrome, Musée de la Vie bourguignonne.

Un autre Roi mage : Melchior (2)

    Ce vieillard chenu semble être Melchior, reconnaissable à sa barbe longue et blanche, la barbe de « sagesse [7] ». Les traits de son visage ont été soulignés par Vincenot, qui réhausse d'un rose pâle la pommette visible du santon. Il est comme saisi en pleine génuflexion par le sculpteur, les plis de sa tunique imprimant le mouvement de ses jambes. Cette tunique est la moins orientale du cortège : elle semble en effet parée d’hermine, et son bleu nuit est garni, aux manches, de motifs dorés et triangulaires. La collerette d'hermine accentue à la fois la blancheur de la barbe de Melchior, et insiste sur son statut de roi. Le coffre doré, rouge et bleu que porte le santon est le plus ouvragé de la crèche : il présente des motifs en forme de spirales, de coquilles d’escargots. Il est ouvert pour être présenté à l'Enfant Jésus, mais sont contenu n'est pas reconnaissable.

    Les postures de Balthazar et Melchior montrent une nouvelle fois la manière dont Vincenot joue avec les codes iconographiques de la Nativité : certains sont debout ou en mouvement (comme Balthazar), d'autres sont à genou ou en pleine génuflexion (comme Melchior). Vincenot représente à la fois l'arrivée du cortège des Mages, et l'Adoration qui suit.

   Pour finir, notons que ces deux santons présentent des traces d'usure assez similaires : la peinture est écaillée à quelques endroits. La tunique de Melchior semble avoir subi une réparation sur l'hermine, à droite.​

[1] Madeleine Blondel adopte l'expression de procession des Rois mages dans son article (p. 55).

[2] Gérard Veyssière, « Pérennité et évolution d’un thème : L’Adoration des Rois mages », Travaux & documents, La répétition, n° 26, 2006, p. 74.

[3] et [4] Ibid.

[5]Ibid., p. 71.

[6] Voir les remarques de Claudine Vincenot, La Vie toute crue, op. cit., p. 223. La Mise au tombeau en question est visible au Musée de la Vie bourguignonne.

[7] Gérard Veyssière, « Pérennité et évolution d’un thème : L’Adoration des Rois mages », op. cit., p. 75.

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Photographie de la crèche polychrome en écorce de peuplier, tirée de Vincenot l'album, Précy-sous-Thil, Éditions de l'Armançon, 2012, p. 73. Les deux santons du jour sont à droite de la photographie (n° 1 et 2).

Deux autres santons du cortège des Roi mages (10 décembre 2024)
Les deux derniers santons du cortège des Rois mages (3, 4)

   Les deux autres santons qui forment le cortège des Rois mages sont moins facilement identifiables que les deux premiers. Le santon n°3 porte une offrande dans un grand pot aux motifs assez sobres. Le rouge vif de sa tunique est tempéré par la bure cramoisie du santon n°4. Sa posture produit une sorte d'intermédiaire entre la génuflexion de Melchior et la position statique de Balthazar. En mouvement, ce santon dirige son regard vers le centre de la scène, les bras chargés d'une offrande aux motifs plus simples que ceux du coffre de Melchior. La position de ses bras, qui soutiennent le poids du coffre par le dessous, accompagne le mouvement qui ressort du santon, dont le genou et la cuisse indiquent le déplacement, à travers la tunique. Ses cheveux et sa barbe sont noirs, comme sa cape. Des douze santons c'est celui qui présente le plus de marques d'usure : de petits morceaux de bois sont éclatés au niveau de son visage. La peinture de son pied est effritée et sa cape porte des tâches blanchâtres.

    Le santon n°4 est plus proche de Melchior par sa posture d'agenouillement, qui perce à travers les longs plis de son habit. Il est néanmoins un peu plus grand que Melchior, pour des raisons que l'on imagine liée à la fois à la mise en scène de la crèche (pour la visibilité de tous les santons) et au fait qu'il semble sculpté en plein mouvement de génuflexion. Des motifs hexagonaux et dorés y figurent, reliés entre eux par des rayons tout aussi dorés. Les deux genoux à terre, le santon présente son coffre ouvert en direction du nourrisson. Lui aussi semble être un vieil homme, quoiqu'imberbe, contrairement à Melchior.

Santon n° 3 (Gaspard ?) par Henri Vincenot
Santon n° 4 par Henri Vincenot

Les deux autres santons (n° 3 et 4) du cortège des Rois mages, écorce de peuplier polychrome, Musée de la Vie bourguignonne, Dijon.

    On serait tenté de déduire que le santon n°3 est Gaspard, puisque Balthazar et Melchior sont assez identifiables, et que l'on décrit souvent ce Roi mage comme le plus jeune [1]. Cette hypothèse ferait du santon n°4 un homme du cortège, porteur par exemple de l'offrande de Balthazar, seul personnage de ce groupe à ne rien tenir. Ni Claudine Vincenot, ni Madeleine Blondel ne précisent l'identité des personnages. Il nous semblait toutefois intéressant de tenter cet exercice d'identification, pour voir où se situe Vincenot sur le plan iconographique. La Nativité du Maître de Flemalle, souvent citée comme référence du sculpteur (voir l'article de Madeleine Blondel, p. 55) ne présente pas de Roi mage, et ne permet donc pas de trouver, dans une source qui nous est connue, des éléments assimilés et transformés par Vincenot pour sa propre sculpture. Ce qui importe en premier lieu, c'est de comprendre pourquoi Vincenot choisit de représenter ainsi ses Rois mages. L'une des réponses possible est décrite par Gérard Veyssière, qui explique la nature des variations iconographiques des Rois mages et des scènes de la naissance du Christ : 

    « Les illustrations des Adorations apparaissent bien comme une iconographie codifiée, soumise à des règles assez strictes de présentation. Cependant, au fils des temps, cette image se modifie lentement, témoignage de transformations spirituelles et populaires. Les exemples les plus frappants en sont la présence de trois Rois d’âge différent et l’apparition de Rois de couleur à partir des années 1430, illustration emblématique de la puissance de l’Enfant Jésus où, suivant les régions de composition de l’image, il est représenté comme un maure, un noir d’Afrique ou un Indien d’Amérique [2]. »

    Vincenot n'aurait ainsi pas dérogé à cette règle. Marqué encore, au moment de la sculpture de la crèche (1938-1940), par ses deux voyages civils et militaires en Algérie-Tunisie et au Maroc, en même temps inspiré par les sculpteurs bourguignons contemporains et anciens [3], il mêle ces deux influences dans sa crèche. Le tout en adoptant des codes de l'iconographie la plus courante, comme le fait de représenter un Roi mage à la peau noire.

    

[1] Et parfois comme étant le Roi mage noir. Voir à ce sujet les clarifications de Gérard Veyssière, « Pérennité et évolution d’un thème : L’Adoration des Rois mages », op. cit., p. 75 et p. 77.

[2] Ibid., p. 86.

[3] Voir ce que nous décrivions plus haut, dans les notes 5 et 6 de l'article publié le 6 décembre 2024.

Le berger bleu (12 décembre 2024)
Le berger bleu (5)

    Face au groupe chamarré et orientalisant des Rois mages figurent des santons que leurs costumes désignent comme plus modestes. Parmi eux, Madeleine Blondel distingue deux bergers (p. 55).​

    Le premier (5) est vêtu d'habits très simples, dont la modestie tranche avec ceux des Rois mages. Ses jambes roides sont couvertes d'un pantalon marron robuste et simple, comme s'il était fait de coutil. Il porte des sabots, ce qui accentue sa dimension paysanne, rustique. Il tient en main, dans une attitude respectueuse, une sorte de couvre-chef, dont la forme n'est pas distincte. On est tenté d'y voir un chapeau de feutre rond morvandiau, ou bien encore une casquette de vigneron. Sa chemise bleu est sans aucun doute une biaude, c'est-à-dire une blouse paysanne de travail. Sur cette dernière repose une sorte de capuchon foncé, qui rappelle, cette fois, celui qu'arbore le berger à l'instrument (voir ci-dessous) de La Nativité du Maître de Flemalle.

Le berger bleu
La Nativité du Maître de Flemalle (détail)

Les bergers dans La Nativité du Maître de Flemalle (détail), huile sur panneau, Musée des Beaux-Arts, Dijon

Le berger bleu (5), écorce de peuplier polychrome, Musée de la Vie bourguignonne, Dijon.

Le berger bleu (autre vue)

    Debout devant la naissance du Christ, le berger bleu penche légèrement la tête en avant. Les traits de son visage sont plus anguleux que ceux des Rois mages : son nez, ses arcades et sa mâchoires semblent avoir été travaillés par le sculpteur dans l'idée de prêter à ce santon un air plus dur que les autres. Son attitude pleine d'humilité se perçoit notamment par la forme presque arquée de son bras, lequel tient son couvre-chef, respectueusement retiré de ses cheveux bruns. Sa tête est penchée en direction de l'enfant. Elle est sans doute également inclinée dans une attitude de vénération, assez récurrente dans les autres représentations de l'Adoration des bergers.

     Notons tout de même qu'aucun des éléments que nous venons de décrire ne permet de s'assurer qu'il s'agit bien là d'un berger. Ces derniers, dans l'iconographie, sont souvent reconnaissables à leur houlette, à leurs instruments de musique ou simplement aux moutons et agneaux qui les accompagnent. Nous pourrions donc imaginer que Vincenot choisit volontairement de représenter un archétype paysan, sans qu'il soit question de distinguer un métier en particulier. Ce santon serait alors le représentant des travailleurs de la terre, des métiers ruraux.

   Si Vincenot a profité du thème de l'Adoration des Rois mages pour développer sa veine orientaliste, il exploite l'Adoration des bergers pour sculpter des attitudes, des costumes et des visages tout à fait en accord avec l'intérêt ethnographique qu'il porte à la vie rurale. Cet intérêt se trouve exprimé, en 1976, dans son ouvrage La Vie quotidienne des paysans bourguignons au temps de Lamartine (Hachette). Ce berger bleu ancre donc un peu plus la scène en Bourgogne, complétant la vue de Dijon et ses clochers, censée surplomber la scène. Le faste des Rois mages et la modestie des bergers bourguignons sont ainsi rassemblés pour assister à la naissance du Christ.

Le vieux berger (14 décembre 2024)
Le vieux berger (6)

 

     Identifié comme un berger par Madeleine Blondel (p. 55 de son article), ce santon est souvent placé au second plan, dans les représentations de la crèche dont nous disposons. Debout, il fléchit légèrement sa jambe gauche, ce qui rend sa posture moins raide que celle du berger bleu (5). Sa tenue correspond aux teintes foncées du côté gauche de la scène. Les plis de sa cape brune sont soulignés par Vincenot, qui choisit certainement cette technique pour accentuer le geste du santon. Ce dernier sert contre lui un animal de couleur claire, sans doute un agneau, comme cela peut être courant dans l'iconographie de l'Adoration des bergers. La nudité de son avant bras droit et de ses mains souligne le geste de protection qu'il opère autour de l'animal. Ses sabots sont semblables à ceux du berger bleu. Le santon penche la tête en avant de manière imperceptible (ce qui n'est pas visible sur la photographie à cause de l'angle).

   

    Son crâne, chauve, est entouré d'une couronne de cheveux blancs. Une épaisse barbe et deux moustaches nettement visibles cachent sa bouche. Ses traits, beaucoup moins anguleux que ceux du berger bleu, lui confèrent une expression calme, sereine. Vincenot semble avoir insisté sur la forme de ses yeux et, surtout, sur les petites rides qui parsèment son visage, peut-être en se servant des formes naturelles de l'écorce de peuplier. Cette apparence de vieil homme, porteur d'un agneau, correspond, par ces deux critères, à de nombreuses représentation de l'Adoration des bergers. Elle n'est toutefois pas anodine chez Vincenot, pour qui la figure du grand-père constitue non seulement un archétype littéraire extrêmement important dans son œuvre romanesque, mais également un trait biographique qu'il semble nécessaire de relever pour comprendre pleinement la place et le rôle de ce santon.

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Dessin tiré de « Récit  pour servir de préface », Récits des friches et des bois, Paris, Anne Carrière, 1997, p. 21.

Le vieux berger (6), écorce de peuplier polychrome, Musée de la Vie bourguignonne, Dijon.

   En effet la présence d'une figure tutélaire dépeinte sous les traits d'un homme [1] de grand âge est presque systématique dans l'œuvre romanesque d'Henri Vincenot. On y retrouve ainsi des personnages à dimension mystique ou ésotérique, comme la Gazette (Le Pape des escargots, 1972, Denoël) ou le Prophète (Les Étoiles de Compostelle, 1982, Denoël), des hommes simples et sages comme Désiré Angot (L'Œuvre de chair, 1984, Denoël) ou le père de la narratrice d'À Rebrousse-poil (1962, Paris), ou encore de grands-pères Compagnons du Devoir, comme dans La Billebaude (1978, Paris). Cet archétype structure l'œuvre d'Henri Vincenot, sans toutefois se limiter à ses romans. Très présents dans les Récits des friches et des bois (1997, Anne Carrière), dans les Nouvelles ironiques (1999, Anne Carrière) et jusque dans les Voyages du professeur Lorgnon [2], les représentations archipaternelles passent également par la peinture et la sculpture. Vincenot portraitise son grand-père paternel, Alexandre, en 1934 [3] ; il fait de même avec Joseph Brocard, son grand-père maternel, la même année. L'illustration ci-dessus représente très explicitement un grand-père, qui porte une sorte de lavallière fine [4] et montre du doigt quelque chose à un enfant, alors que tous deux sont environnés de nature.

    Aussi n'est il pas sans portée symbolique de représenter sous les traits d'un berger et d'un grand-père le santon qui porte l'agneau. Ce dernier, rapproché, dans l'iconographie, du Christ, est ici représenté dans les bras du berger, qui l'entoure d'un geste protecteur. C'est comme si Vincenot ajoutait à la Sainte Famille un grand-père, guide, mentor, initiateur et protecteur de l'enfant qui vient au monde, dont l'allégorie est ici le vieux berger portant un agneau.

   Ce vieux berger est donc, malgré son apparence habituelle pour l'iconographie, un élément très propre aux thématiques qu'explore Vincenot dans son œuvre. Le grand-père, être initiateur, protecteur, objet d'émerveillement et d'attention, doit avoir sa place dans une crèche que Vincenot destine à ses enfants, et, plus tard, à ses petits-enfants.

[1] Même L'Œuvre de chair (1984, Denoël) qui présente le personnage de Marc’harit Fulupp, la conteuse de « gwerzioù » et semble ainsi constituer une exception, comporte des personnages masculins, âgés et sages. Tel est le cas de Désiré Angot, marin qui guide le narrateur par ses paroles.

[2] L'histoire éditoriale très complexe de ces récits, écrits entre le début des années 1950 et la fin des années 1970 environ, nous pousse à recommander l'édition parue dans Les Livres du rail, Paris, Omnibus, 2003, qui contient tout ceux que leur auteur a publié dans ses diverses éditions et rééditions.

[3] Voir Claudine et Denis Vincenot, Le Peintre du bonheur, op. cit. p. 45-47, où sont présentées ces deux huiles sur contreplaqué.

[4] Lavallière qui ressemble à celle qu'arbore Vincenot lors de ses passages télévisés, alors qu'il est lui-même devenu grand-père

La layotte (vigneronne)(16 décembre 2024)
La layotte (vigneronne) (7)

   Ce santon est décrit par Madeleine Blondel comme « une vigneronne en layotte » (p. 55). Claudine Vincenot l'évoque également, dans la première biographie qu'elle consacre à sa père, Le Maître du bonheur :

   « Moi, j'ai fait une petite provision d'écorces de peuplier, oblongues, de la longueur d'une grande main ; on y pique un mât, on bricole une voile latine dans le papier d'emballage du chocolat et vole la galère ![...] Je les ai rangées soigneusement dans mon petit sac à goûter et je les donnerai à Papa tout à l'heure. Il les sculptera avec son couteau et nous en sortira, en un tournemain, un berger, une layotte ou un nouveau-né à langer dans quelque drille. C'est tout simplement comme ça qu'il a fabriqué notre crèche. Les garçons qui ont le droit d'utiliser un canif vont s'y essayer eux aussi : l'écorce se travaille comme du beurre [1]. »

   Ce passage, en plus de nous renseigner sur des souvenirs d'enfance, désigne notre santon comme une « layotte ». Claudine Vincenot use sans doute ici d'une métonymie, qui décrierait la vigneronne par sa coiffe appelée en parler bourguignon « layotte » [2]. Elle insiste ainsi sur le caractère provincial de ce santon, et, sans doute, reprend la manière dont Henri Vincenot la désignait couramment.

   La layotte se situe pleinement dans ce que nous appelions la veine bourguignonne et rustique de Vincenot, dans les deux articles qui traitent des bergers de la crèche. Cette fois l'activité du santon est facilement identifiable : le caraco bleu, la jupe-tablier, dont les plis sont particulièrement soulignés par le sculpteur, et la layotte qui la coiffe font de cette femme une vigneronne. Représentée dans sa tenue de travail, elle complète en quelque sorte ce cortège de la terre qui fait face au cortège des Roi mages. Ces détails illustrent le souci ethnographique de Vincenot qui s’inscrit ici dans un sujet de sculpture proche de celui de Pierre Vigoureux [3] : le travail de la terre, le quotidien des Bourguignons. Il se trouve que Vincenot a peint à plusieurs reprises des scènes de travaux viticoles, facilitant ainsi le rapprochement de cette sculpture avec la part graphique de son œuvre, dans un dialogue entre modes d'expression qui lui est très propre. La ressemblance de la layotte sculptée avec la layotte peinte du tableau Les vendanges en Bourgogne (voir ci-dessous) est frappante, et témoigne d'un certain souci de réalisme dans la représentation du costume traditionnel de la Bourgogne vineuse [4].

La layotte

La layotte (7), écorce de peuplier polychrome, Musée de la Vie bourguignonne, Dijon.

Les vendanges en Bourgogne, par Henri Vincenot

Henri Vincenot, Les vendanges en Bourgogne, peinture à l'huile sur panneau de bois contreplaqué, vers 1945, Musée de la Vie bourguignonne, Dijon (détail : une layotte en pleine action).

   Les mains jointes et les pommettes roses, la layotte semble prier, émerveillée devant la naissance du Christ. Notons que son regard n'est pas dirigé vers le nouveau-né, mais plutôt vers le ciel. Elle semble par ailleurs tenir en main une sorte d'objet peint en bleu qu'il est difficile d'identifier. Il s'agit peut-être d'un chapelet, objet pieux qui serait anachronique dans une Nativité mais qui marqua beaucoup Vincenot dans son enfance [5]. Son agenouillement répond à celui des Rois mages et, s'il est moins protocolaire, il apparaît plus spontané, plus simple en somme.

 

    Il ne faut sans doute pas lire d'opposition entre le côté droit de la scène, oriental, aristocratique, et le côté gauche, que nous découvrons plus bourguignon et rustique. Vincenot n'oppose pas les rois aux paysans, ni l'Orient à l'Occident. Il représente plutôt la naissance orientale du christianisme, religion abrahamique, spiritualité du désert, face à son développement occidental, son assimilation à la spiritualité indo-européenne. C'est là l'expression sculptée d'un thème crucial pour l'œuvre d'Henri Vincenot, qui consacre le roman Les Étoiles de Compostelle à cette idée. Ici, ce dialogue se découvre dans les postures et les attitudes des santons, qui se répondent en miroir de part et d'autres du nouveau-né. Religion théocratique, qui fait même s'agenouiller les puissants (ici les Rois mages), le christianisme s'adresse également aux faibles et aux pauvres (les bergers, la layotte). Connaisseur des Évangiles, Vincenot pense peut-être à la parabole de la vigne véritable (Jean 15, 1-17), où se trouve une métaphore dans laquelle la double nature du Christ peut être comprise, qui serait à la fois humaine et terrestre en même temps que divine et céleste. Ainsi, la layotte de la crèche, les genoux sur la terre, joint ses mains et lève le visage vers le ciel dans un geste de prière qui rattache, comme le veut la parabole, les sarments à la vigne.

[1] Claudine Vincenot, Le Maître du bonheur, Paris, Anne Carrière, 1995, p. 77-78.

[2] Voir notamment Marie Bullier, Pierre de Saint Jacob, Pierre Quarré et Charles Oursel, Visages de la Bourgogne, Paris, Horizons de France, « Provinciales », 1942, p. 25.

[3] Voir l'article de cette page du site, daté du 6 décembre 2024 : « La crèche en peuplier : histoire, matériaux, mise en scène (6 décembre 2024) ».

[4] Bourgogne vineuse dont il faut rappeler que Vincenot n'en est pas originaire. En revanche, sa femme Andrée vient, comme il se plaît à la rappeler, des Maranges.

[5] Voir Claudine Vincenot, La Vie toute crue, op. cit., p. 63-65, ou, dans la fiction, Henri Vincenot, La Billebaude, Paris, Denoël, « Folio », 1982 (1978), p. 78.

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Photographie de la crèche polychrome en écorce de peuplier, tirée de Vincenot l'album, Précy-sous-Thil, Éditions de l'Armançon, 2012, p. 73. Les deux santons du jour sont à droite de la photographie (n° 1 et 2).

L'homme effaré (18 décembre 2024)
L'homme effaré (8)

   Le santon que nous surnommons « l’homme effaré » est décrit par Madeleine Blondel comme « un homme dont le geste rappelle celui des méchants du Et tradidit spiritum » (p. 55). Elle le rapproche ainsi d’un groupe éponyme sculpté par Vincenot. Il s'agit cette fois d'une Crucifixion, (voir la photographie ci-dessous) - elle aussi exposée au musée de la Vie bourguignonne – sur laquelle nous reviendrons bientôt. Poursuivant son raisonnement, Madeleine Blondel se demande s'il ne s'agirait pas de « Judas, le traître » (ibid.), que Vincenot aurait donc représenté à la naissance du Christ. Nous tenterons de démontrer que, plus que Judas lui-même, ce santon illustre un archétype [1] négatif, placé par Vincenot auprès du Christ dès sa naissance.

   L’homme effaré est le personnage le plus expressif de l’ensemble. Tout, chez lui, le distingue des autres santons : ses pieds n'ont pas les sabots des personnages bourguignons, ni les souliers des Rois mages, derrière lesquels il est placé. Nus, ils dépassent de sa tunique verte, ornée, aux extrémités, de liserés dorés. Par endroits décorée de figures concentriques également dorées, elle est ouverte au niveau du torse du santon. Elle laisse entrevoir, sous la barbe épaisse du personnage, un autre vêtement aux teintes rougeâtres et dorées. La pose théâtrale du santon repose en partie sur la mise en valeur de ses mains : il lève le point gauche vers le ciel, là où Joseph (11) l’ouvre et présente sa paume. Sa main droite est malheureusement cassée, mais l’on devine le geste de protection du visage qu’esquisse le personnage, qui se voile littéralement la face. Il est le seul à présenter un œil peint aussi détaillé, écarquillé dans un mélange de stupeur, d’effroi, d’ahurissement, répondant à la béance de sa bouche, que l’on distingue dans sa barbe.

Deux autres personnages se masquant la vue

Deux autres personnages se masquant la vue (détail), Et tradidit spiritum, chêne, poirier, merisier, prunier, noyer, 1940-1950, Musée de la Vie bourguignonne, Dijon.

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L'homme effaré (8), écorce de peuplier polychrome, Musée de la Vie bourguignonne, Dijon.

  Cette profusion de détails n'est pas insignifiante : elle indique l'importance symbolique du personnage, dont les gestes et le costume sont plus complexes que ceux des Rois mages et très différents des paysans bourguignons. Suivant l’idée de Madeleine Blondel, il faut ici rapprocher le santon de deux personnages de la Crucifixion de Vincenot intitulée « Et tradidit spiritum » (voir la photographie à gauche, ci-dessus). Il est difficile de savoir combien ces sculptures sont contemporaines de la réalisation de la crèche. Il est néanmoins évident qu’elles esquissent le même geste de protection du visage. Leur absence de couleur est compensée par l’attention qu’a porté le sculpteur aux plis de leurs vêtements, qui donnent tout son relief à ce mouvement d’effroi.

   Cette comparaison semble étayer l’hypothèse selon laquelle l’homme effaré est un archétype négatif, et non Judas lui-même. L’ostentation du costume du santon, et l’ampleur de ses gestes et expressions peuvent nous fournir un indice sur le sens de ce personnage, qu'il faut relier à l'œuvre littéraire de Vincenot. Ces détails visuels portent à croire que ce santon effaré est une représentation du pharisaïsme, largement pourfendu dans son œuvre, en particulier dans son théâtre. Cette notion ne doit pas ici être comprise dans un sens historique, qui renverrait à la désignation du groupe religieux éponyme [2]. Elle prend, chez Vincenot, un sens bien plus large que celui des Évangiles, même si les dures paroles du Christ à l'encontre des Pharisiens ont assurément constitué la base de sa pensée en la matière.

   Pour la comprendre, il est nécessaire de consentir à un détour par le théâtre de Vincenot. Sa pièce Ceux du vendredi - dont le titre initial était d'ailleurs Les Pharisiens [3] - représentée et primée en 1952 [4], met en scène « la sincérité martyrisée par le pharisaïsme [5] ». Elle relate la Passion du Christ, et permet à Vincenot, qui en compose la musique, la mise en scène, les textes et même les costumes, de développer « une satire violente et moderne de tous ceux qui, hier comme aujourd’hui, sont coupables par action ou par omission du martyre d’un innocent [6]. »  Partant certainement du passage de Matthieu (15, 1-14), où l’évangéliste décrit la colère du Christ face à l’hypocrisie de ses contradicteurs, Vincenot forge sa propre conception du pharisaïsme, adaptée à la période à laquelle il vit, et mise en scène sur les planches du théâtre comme dans ses romans. C’est à cette période en effet que paraissent successivement Je fus un saint (1953), Walther, ce Boche mon ami (1954) et Les Yeux en face des trous (1959), trois romans satiriques qui mettent en scène un lot de personnages qui correspondent en tous points à l’idée que se fait Vincenot du pharisien contemporain.

  Ce dernier désignerait d’une part un type de caractère : ceux qui font preuve de fausseté, d’hypocrisie, de formalisme, ceux qui se donnent bonne conscience sont pharisiens. Ces traits de caractère sont souvent associés par Vincenot à la bureaucratie, au clergé, à toute forme d’autorité abusive ou injustement exercée. Profondément liée aux tendances satiriques du romancier, la notion de pharisaïsme stigmatise ce que Vinenot perçoit comme la tyrannie du rigorisme, de la technocratie, qui participent selon lui d’une sorte d’hyper organisation de la société. Cette hyper organisation, décuplée par la technique, contraint l’individu, lequel, acceptant lui-même de s’aveugler – comme notre santon – se retrouve bridé, diminué, et peu à peu dépossédé de sa liberté, essentielle à son accomplissement.

  Pour clore l'éclaircissement de cette notion complexe, citons Claudine Vincenot, qui relate la confrontation de ses parents et d’un prêtre ayant tout du pharisien. Henri et Andrée Vincenot recherchent alors un établissement pour scolariser leur fils aîné, Jean-Pierre, atteint de surdité :

   « Il fallut donc trouver un établissement qui acceptât un enfant sourd. Et c’est alors que commença la terrible désillusion qui entraîna mes parents loin d’un clergé frileux et timoré. En effet, en toute bonne foi, ils pensèrent aussitôt à s’adresser aux écoles religieuses du voisinage - les Francs-Bourgeois, tenus par les frères Saint-Jean-Baptiste de La Salle, et Massillon où enseignaient les pères maristes -, persuadés que ceux dont la vocation était d’élever des enfants dans la morale chrétienne étaient tout disposés, par le célibat et par leur engagement sacerdotal, à donner un exemple de cette charité pour laquelle ils étaient entrés en religion. […]

   Las ! Le refus, quoique d’une onctuosité pharisienne, fut cinglant :

  " Les familles de nos chers petits ne comprendraient pas que l’on impose à leurs enfants la présence d’un être anormal..."

   La blessure fut profonde. Jamais guérie [7]. »

   La question du pharisaïsme brièvement défrichée, il nous reste à comprendre la raison qui pousse Vincenot à sculpter ce santon pour une Nativité. C’est d’ailleurs par cette singularité qu'il se distingue le plus nettement de l'iconographie de la naissance du Christ. Entouré de Rois mages, de bergers, d’anges, de Joseph et Marie ou encore d’animaux, il est fortement inhabituel de voir figurer un archétype aussi négatif auprès du berceau de l’Enfant Jésus. L’idée de Vincenot réside justement dans le questionnement que doit susciter cette présence au spectateur de la crèche. Il faut provoquer un « pourquoi ? », auquel il répond dans ses romans notamment, au théâtre et donc, dans son œuvre sculpté. Rappelons que la crèche est, au départ, réservée au cadre intime du foyer : destiné en premier lieu à ses enfants, on peut considérer ce santon comme une image de ce que Vincenot souhaite leur éviter, lui qui désire en faire « des purs, des transparents [8]. » Ce santon incarne l’exemple, le symbole à ne pas suivre, et véhicule, comme nous l'avons entrevu, un sens plus profond que cet aspect purement pédagogique. Seul entre de la Sainte Famille, le cortège des Rois mages et celui des Bourguignons, l’homme effaré aux gestes théâtraux et à la mise ostentatoire apparaît comme l’incarnation du refus ou de l’incapacité à embrasser la liberté que cultive celui qui, comme Henri Vincenot, aspire à « la vie à la billebaude [9] ».

[1] Les Rois mages, par exemple, peuvent être interprétés comme des archétypes des âges de la vie, ou des peuples de l'univers venus assister à la naissance de Jésus.

[2] Décrite synthétiquement dans l'article suivant : André Paul, « Pharisiens » [en ligne], Encyclopedia Universalis, disponible sur :

https://www-universalis-edu-com.ezscd.univ-lyon3.fr/encyclopedie/pharisiens/ (consulté le 18 décembre 2024).

[3] Claudine Vincenot, Le Vie toute crue, op. cit., p. 535.

[4] Ibid.

[5] Ibid. p. 531.

[6] Claudine Vincenot, Le Maître du bonheur, op. cit., p. 217.

[7] Ibid., p. 128.

[8] Voir la note n°8 de l'article de cette même page, daté du 6 décembre 2024.

[9] Henri Vincenot, La Billebaude, op. cit., p. 331.

La femme au chignon et au nourrisson (20 décembre 2024)
La femme au chignon et au nourrisson (9)

   Placée du côté bourguignon et rustique de la crèche, la femme au nourrisson et au chignon (9) penche légèrement sa tête vers l’avant, comme pour apercevoir Jésus, masqué par sa mère. Elle tient elle-même un nourrisson, un « nourrin », comme l'écrit Vincenot dans La Billebaude [1]. Le visage de ce dernier est sculpté avec plus de détails, et de rondeur que celui du Christ. Sa mère le porte de ses deux mains, de manière à ce que l'enfant soit présenté au spectateur de la crèche, à qui il fait face. Sa posture rappelle le santon du vieux berger (6), que nous avons assimilé au grand-père, qui porte l’agneau, comme elle porte son enfant.

   La femme au chignon est vêtue d'une longue jupe d'un rouge bordeaux, recouverte en partie par ce qui est certainement un tablier, plus clair. Le haut de ses vêtements est vert, mais ses bras sont nus, au contraire de ceux de la layotte (7). Cela rattache ce santon au travail du foyer, alors que la layotte, plus couverte, illustre le travail de la terre. Toutes deux sont symboliquement liées à ce que Vincenot appelle, dans Le Pape des escargots, « la Terre qui enfante [2] ». Désignée plus traditionnellement sous l'expression Terre-mère, il s'agit là pour Vincenot de décrire un réseau de symboles qui représente ce « réceptacle de la vie [3] » qu'est la figure maternelle. Incarnant la fécondité, cette femme au chignon est un symbole de maternité moins mystique que la Vierge (10), dont elle est, dans cette crèche, le miroir accessible, quotidien. La vigneronne, qui travaille la terre, en tire les fruits, est associée à la fertilité et représente elle aussi la fécondité, comme le ferait une déesse telle que Démeter - ou Dana chez les Celtes chers à Vincenot.

 

   Sculpté les bras nus, ce santon porte un chignon brun qui repose sur sa nuque. Ses cheveux sont séparés en deux bandeaux. De sa bouche, légèrement ouverte, semble s'échapper la surprise de voir cet autre nourrisson, si semblable au sien et pourtant si différent. Son oreille gauche et ses yeux (l'œil gauche n'est pas visible sur la photographie) sont fins, mais peu détaillés.

La femme au chignon et au nourrin
Vierge à l'enfant pour Claudine

Vierge à l'enfant pour Claudine, tilleul, 1938, DR Coll. particulière.

La femme au chignon et au nourrisson (9), écorce de peuplier polychrome, Musée de la Vie bourguignonne, Dijon.

   Il est très probable que Vincenot ait ici représenté Andrée, sa femme, la muse de toute une vie. Andrée lui sert très souvent de modèle en sculpture comme en peinture, en plus de largement figurer dans ses romans. Le chignon bas et les bandeaux de cheveux bruns sont caractéristiques des représentations d’Andrée dans la sculpture d'Henri Vincenot [4]. Claudine Vincenot la décrit succinctement dans Le Maître du bonheur, arborant ses « bandeaux bruns, chignon lourd, visage plein. Fatiguée, belle et radieuse [5]. » Puis, plus longuement, tout en évoquant les sculptures de son père :

   « Pendant que nous enfilions avec difficulté et déplaisir des vêtements propres, qui avaient oublié nos formes depuis la dernière lessive, Maman faisait la grande toilette. Elle nous tournait le dos et restait debout sous la pluie tiède. L’eau savonneuse ruisselait sur sa longue chevelure, bleue à force d’être noire. Nous ne la voyions jamais qu’en chignon et c’était merveille, pour nous, de contempler cette belle masse de cheveux qui se déroulait jusqu'aux fesses. Je sentais ma mère heureuse de se laisser inonder par toute cette eau, sans contrainte ni souci. Je la trouvais belle, belle comme les nus de Maillol, aux Tuileries, mais bien plus mince, belle comme la Bourguignonne de Vigoureux - maître à sculpter de mon père - sur la pelouse du musée d’Art moderne, en bord de Seine. Belle, enfin, comme la Vierge à l’Enfant que Papa a faite pour moi. Il a sculpté la même pour Denis, mais plus drapée, ne se résignant pas à faire un saint Denis, tête coupée dans les mains. Pour Jean-Pierre, il avait mis debout un prophétique saint Jean en marche et, pour François, un saint François d’Assise, bien sûr, d’une émouvante sobriété [6]. »

 

   De plus, la date de réalisation de la crèche (1938-1940) correspond à la naissance de Claudine, deuxième enfant du couple. Comme le souligne Madeleine Blondel, Vincenot imagine et conçoit sa crèche « pour ses enfants » (p. 55) La représentation d’une Nativité pourrait ainsi être un moyen pour lui de célébrer la naissance de sa fille, représentée par cet enfant auréolé mais sans visage qu'est le santon du Christ [7]. Cela ferait du nourrisson porté par la femme au chignon Jean-Pierre, premier fils du couple, âgé d’à peine deux ans au moment où son père commence à sculpter la crèche.

  La femme au chignon se distingue donc, au sein du groupe bourguignon, par sa symbolique particulière. Alors que les autres santons sont identifiables par les activités rurales qu'ils représentent et symbolisent, on comprend la portée de cette femme pour Vincenot et pour ses enfants si l'on perçoit la place qu'occupe Andrée dans les créations de son mari. À la fois vocation, destination et finalité de l'œuvre de Vincenot, elle tient une place aussi importante que celle de Marie (10) dans une crèche pensée et sculptée pour faire partie du foyer, et émerveiller les enfants du couple.

 

[1] Henri Vincenot, La Billebaude, op. cit., p. 68.

[2] Henri Vincenot, Le Pape des escargots, Paris, Denoël, 1972, p. 55.

[3] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter,   « Bouquins », 1982, p. 625.

[4] Voir les vierges à l’enfant représentées notamment dans Le Peintre du bonheur, op. cit., p. 156-159.

[5] Claudine Vincenot, Le Maître du bonheur, op. cit., p. 119.

[6] Ibid., p. 15.

[7] Ce qui expliquerait la neutralité du visage de Jésus. Nous y reviendrons le 24 décembre, sur cette même page, dans l'article consacré au santon en question.

Marie et Joseph (22 décembre 2024)
Marie (10) et Joseph (11)

   Naturellement placée à côté de l’Enfant Jésus, Marie est une figure centrale de la crèche d’Henri Vincenot. Elle est identifiable à son voile bleu, ce bleu céleste fréquemment associé à la Vierge. Sa couleur tranche fortement avec la robe marron qui l’habille, et qui laisse dépasser ce qui semble être un sabot. Ce détail l’ancre un peu plus du côté gauche de la scène, dans le cortège des Bourguignons. Le sabot, la couleur de sa robe, similaire à la jupe de la layotte, ou à la cape du vieux berger rappellent sa condition terrestre ; son voile bleu, sa part céleste. De la même façon, sa robe et le sabot insistent sur le côté bourguignon de la représentation, alors que son voile rappelle l’origine orientale du mythe. Ce voile bleu la distingue de surcroît du chignon de la femme au nourrisson, et de la layotte du santon éponyme. Il la désigne, au sein de ce groupe symbolique de la maternité et de la fécondité, comme la plus mystique des trois santons féminins. La courbe fine de son sourcil, et la légère inclinaison de sa tête dirige l’œil du spectateur de la scène sur le nouveau-né. Sa main droite, serrée sur son ventre, renforce le symbole de maternité et de la fécondité. Vincenot se démarque ici du modèle supposé de la Nativité du Maître de Flemalle (voir l'article de Madeleine Blondel, p. 55), qui représente une Vierge à la robe blanche et aux cheveux encadrant son visage.

   Ce santon n’est pas l’unique représentation de Marie chez Vincenot. Souvent invoquée par la Gazette, le chemineau mystique, représentée par Gilbert dans le calvaire qu'il répare, ou encore enfouie dans la terre sous la chapelle des Griottes, la Vierge est très présente dans le roman Le Pape des escargots (1972, Denoël). Elle est notamment associée au personnage d'Ève Goë, la fille du sabotier de Châteauneuf-en-Auxois dont Gilbert est amoureux. Cette dernière est choisie pour représenter Marie dans la crèche vivante que font les habitants du village tous les ans pour la messe de minuit. L’aspect du santon évoque la « beauté calme et rude, pulpeuse et ferme des Bourguignonnes des Arrières-côtes et des Monts [1] » qui caractérise Ève dans le roman. À notre connaissance, la seule autre occurrence d'une Vierge aussi clairement représentée dans une Nativité est cette scène du Pape des escargots à laquelle il peut donc être intéressant de se référer pour comprendre le santon. Vincenot, nous l'avons vu [2], représente souvent sa femme et muse Andrée sous les traits de la Vierge. Il le fait cependant plus volontiers à travers le motif sculptural de la Vierge à l'enfant (voir note [2]).

   La Vierge, dans Le Pape des escargots, a également un sens plus mystérieux que son incarnation par la pure Ève Goë. C’est le personnage de la Gazette qui permet à Vincenot de s’interroger sur la permanence de ce symbole :

  « Là-dessus il [la Gazette] se remet en route en chantant, d’une voix angélique, le suave Salve Regina de Cîteaux, le plus beau gémissement d’amour pour une femme vierge qu’ait jamais poussé un homme cloîtré.

   Lorsqu’il en est aux sublimes supplications : O démens, o pia, o dulcis virgo Maria !, sa voix se fait toute fluette, toute tendue, et il ne lui reste plus qu’un souffle pour sangloter amen.

  - Je ne te comprends pas, Gazette, dit Ève : là-bas tu priais je ne sais quelle déesse païenne et tout de suite après voilà que tu chantes la Vierge Marie ?

  - C’est la même, ma mie ! La terre nourricière fécondée sans autre recours que celui du ciel, le pur espoir des hommes ! [3] »

  Nous retrouvons dans ce passage la dualité exprimée par les habits du santon, que nous exposions dans le premier paragraphe de cet article. Dans le roman, Ève est l’incarnation humaine du symbole de la Vierge, laquelle apparaît, dans sa dimension céleste, à travers les thèses mystiques voire ésotériques de la Gazette. Dans la crèche de Vincenot, cette dualité est traduite visuellement, et peut-être jusque dans l’expression de stupeur du santon, qui semble interdit devant la double nature du fils sorti de ses entrailles.

Marie
Joseph

Marie (10) et Joseph (11) écorce de peuplier polychrome, Musée de la Vie bourguignonne, Dijon.

  Joseph, qui partage avec Marie la légère inclinaison de son visage, penche lui aussi la tête vers Jésus. Vêtu d’une seule et même tunique de couleur marron elle aussi, il porte une barbe et des cheveux bruns. Sous un large sourcil son œil, peint, semble clôt.

   Joseph lève sa main gauche, paume ouverte, vers le ciel sans doute, mais aussi vers le spectateur de la scène. Ce geste s’accorde avec l’iconographie habituelle de Saint Joseph obéissant à Dieu, saluant ici l’arrivée sur terre du Christ d’un geste tourné vers le ciel. Mais, chez Vincenot, la main, a fortiori ouverte et ostensiblement présenté au spectateur revêt un tout autre sens, plus ésotérique, dont le premier exemple chronologique apparaît, là encore, dans Le Pape des escargots. Le chemineau la Gazette rejoint les sculpteurs Gilbert et Germain sur le chantier de restauration de la basilique de Vézelay, où les deux Compagnons rénovent le narthex en général, et le tympan du Christ en gloire en particulier. Peu avant d’entamer la discussion avec un « ingénieur » en charge du chantier, la Gazette a le geste suivant :

   « La Gazette prit son air cafard et s’approcha du tympan. Il se mit à caresser l’admirable main, la grande belle dextre du Christ en gloire, le danseur divin. Puis, l’ayant considéré avec un grand respect, il se pencha, et, pieusement, baisa la paume, longuement [4]. »​

 

  Devant l’étonnement de l’ingénieur, le chemineau rétorque qu’il « répond à l’invitation […] de glorifier la main humaine [5] »​, avant d’ajouter que que « tout se fait par la main, que tout procède d’elle [6]. » Il n’est donc pas anodin que le charpentier Joseph soit représenté par Vincenot paume ouverte et main levée, dans une sorte de mise en abîme du travail du bois, et de l’importance de la main, clin d’œil du sculpteur à un symbole religieux de l’artisanat.

   Ce qui est en fait pour Vincenot une véritable mystique de la main se retrouve jusque dans le jeu de séduction, décrit par le romancier, entre le narrateur de La Billebaude et sa future femme, à la fin du roman :

   « Elle [...] était des Maranges, le pays des vins aligotés. Son père y était maître chaudronnier, fabricant d’alambics :

   - … Pas de ces casseroles en cuivre laminé, soudé et embouti, comme il en sort des grandes usines ! gronda-t-elle avec mépris, mais de vrais alambics, tout faits au petit marteau à mater, d’une pièce, avec un col de cygne qui est à lui tout seul une merveille !

   Je pensais : « Pas si beau que le tien, ma belle, le col de cygne des alambics paternels », mais je me contentai de dire :

   - Je voudrais voir ça ! Les choses qui sortent de la main des hommes de l’art, ça me plaît ! Pensez : j’ai un grand-père maître ferronnier, Sandrot la Gaieté du Tour de France, et un autre qui est…

    Mais les yeux pleins d’étincelles, elle me coupa joyeusement en riant :

   - Vrai ? Alors nous sommes de la même coterie ?

   Ah ! sûr que sa coterie était la mienne ! Elle me parlait bien en face et son haleine m’arrivait, directe, fraîche comme le parfum d’une églantine, et je me rapprochais, malgré moi, pour le humer, au risque de paraître inconvenant, mais elle ne paraissait pas s’en offusquer et s’approchait aussi[.][7] »

   C'est l'appartenance au monde de l'artisanat, de la main, qui confirme les sentiments éprouvés par les deux personnages de ce passage. C'est ce qui les réunis, en plus de les rattacher à une tradition immémoriale, dont Vincenot fait constamment l'éloge.

   Réunis autour du nouveau-né, Marie et Joseph se répondent et se complètent dans la symétrie de leurs visages et dans la différence de leurs gestes. Comme souvent, Vincenot se situe sur la crète qui sépare l’iconographie traditionnelle, avec le sens qu’elle renferme, et ses apports personnels, qui visent certainement à traduire sa pensée dans la matière, à lui donner une incarnation. Leurs visages sont tournés dans la même direction : Marie symbolise ainsi la rencontre du Ciel fécondateur et de la Terre-mère, « réceptacle de la vie [8] » ; Joseph incarne la puissance de la main, qu’elle soit divine ou humaine. C’est l’harmonie de la Création et de la création qui ici célébrée, retrouvée le temps de la naissance du Christ.

[1] Henri Vincenot, Le Pape des escargots, op. cit., p. 47.

[2] Voir l'article consacré au santon de la femme au chignon (20 décembre 2024) sur cette même page, où la question de la Vierge à l'enfant est traitée.

[3] Henri Vincenot, Le Pape des escargots, op. cit., p. 99

[4] Ibid., p. 265.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 266.

[7] Henri Vincenot, La Billebaude, op. cit., p. 404-405.

[8] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 625.

Le Christ (24 décembre 2024)
Le Christ : le douzième santon

   Placé comme de coutume au centre de la crèche, cet Enfant Jésus est rapproché par Madeleine Blondel de celui de la Nativité du Maître de Flemalle (p. 55 de son article). Ce dernier est nimbé d’une auréole dorée, dont les rayons fins entourent totalement son corps. Chez Vincenot, seule la tête de l’enfant est auréolée. Vêtu d’un linge blanc – contrairement au modèle supposé qui représente le Christ nu –, et posé sur une sorte de drap tout aussi blanc, le nouveau-né lève ses bras en direction du spectateur. Positionnés à l’horizontale et légèrement courbés, ils semblent ainsi réunir Marie, qui figure à gauche de l'enfant, et Joseph, à sa droite. Ce geste rappelle la forme de la croix, motif très représenté par Vincenot [1] dans la première partie de sa vie, dans son œuvre peint comme sculpté [2].

  Ce qui est frappant dans l’aspect de ce santon, c’est sans doute l’absence de traits, de détails qui caractérise son visage. Alors que les autres santons ont tous, à des degrés divers, des yeux, une bouche, des sourcils, peints ou sculptés, et donc, une expression faciale, le visage du nouveau-né est réalisé sans presque d’aspérité, comme à l’état brut. On distingue néanmoins deux petites fentes desquelles part une forme ténue dessinant un nez, détails qui sont peu visibles de loin. Si l’on compare l’Enfant Jésus à l’autre nourrisson de la crèche, tenu par la femme au chignon, cette neutralité saute plus encore aux yeux. Il est par ailleurs beaucoup moins rond de visage que le nourrisson de la femme au chignon.

   Pourquoi représenter l’Enfant Jésus de la sorte ? Pourquoi s’éloigner autant de la plupart des aspects iconographiques de la Nativité sur ce point ? La réponse à ces questions est sans doute à chercher du côté du but premier de la crèche : éduquer et émerveiller les enfants du couple Vincenot. Au moment où Henri commence à sculpter sa crèche, en 1938 [3] Andrée est enceinte ou a peut-être déjà accouché de Claudine (15 septembre 1938-17 mars 2024). Jean-Pierre, leur fils aîné (18 novembre 1936-25 décembre 2015) est âgé de deux ans environ. Né en 1940, François (7 novembre 1940-12 janvier 1988) vient au monde l’année où son père termine l’ensemble sculpté. La crèche a quatre ans quand Denis (7 mai 1944-17 janvier 2024), dernier enfant du couple, voit le jour. Ainsi, la création de l’ensemble sculpté a presque suivi, accompagné la naissance et les toutes premières années d’existence des trois premiers enfants d’Henri et Andrée Vincenot.

   Dès lors, pourquoi ne pas imaginer Jean-Pierre, âgé de deux ans, se reconnaître dans les bras de sa mère (la femme au chignon, qui représente sans aucun doute Andrée) et admirer cet enfant sans visage caractérisé, non pas neutre mais plutôt universel. Sobre, il peut représenter chaque nourrisson sortant du ventre de sa mère. Pourquoi ne pas imaginer que le petit Jean-Pierre ait pu y voir sa sœur à naître ? Dans une crèche où la paternité et la maternité (par deux fois d’ailleurs) sont représentés, en plus du fait d’être grand-père, pourquoi ne pas imaginer que Vincenot ne choisisse d’y faire figurer la fraternité ? Ainsi, le thème de la Nativité est l’occasion pour le sculpteur de célébrer, en plus de la naissance du Christ, la venue au monde de tout enfant, et des siens en particulier. Il s’agit de les inclure à la scène en faisant d’eux à la fois des spectateurs et des participants.

L'Enfant Jésus

L'Enfant Jésus  (12) écorce de peuplier polychrome, Musée de la Vie bourguignonne, Dijon.

Rapide tour d'horizon de l'évolution iconographique du Christ chez Vincenot

 

  Vincenot s'est intéressé dans l'ensemble dans son œuvre à ce que symbolise le Christ. Il a traité ce sujet avec tous les modes d'expression qu'il maîtrise. On le retrouve ainsi représenté dans son théâtre des années 1950 (Ceux du vendredi, Par l'étoile et par le feu), dans ses tableaux religieux, dans sa sculpture, et dans bon nombre de ses romans, du premier paru (Je fus un saint, 1953) au dernier [4] (L'Œuvre de chair, 1984). Pourtant, deux périodes semblent se distinguer dans le traitement esthétique de ce thème récurrent. La première court de ses productions initiales, fin des années 1920, début des années 1930, et s'étend jusqu'à la fin des années 1950. Vincenot privilégie alors les thèmes du Calvaire et de la Crucifixion dans ses œuvres graphiques et dans ses sculptures.

 

  Dans ses romans, le thème du Christ est traité par le message véhiculé dans les Évangiles, et l'idée que s'en font les personnages, qu'il a tendance à polariser autour de cette question. Par exemple, dans Walther, ce Boche mon ami (1954, Denoël), le personnage principal, l'instituteur Claude, s'oppose à sa sœur Suzanne autour de la thématique de la guerre et de la conduite à tenir en ces temps troublés. Faut-il suivre l'exemple du Christ, ou transiger avec son imitation ? Suzanne, qui rejette violemment la guerre, expose l'idée qu'elle se fait du Christ à son frère :

   « - Jésus a dit : "Soyez le sel dans la pâte, soyez le levain…" Lui-même a tout scandalisé, tout bouleversé. Il a dit : "Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous persécutent." Il a osé dire ça à de vieux bonzes puissants, pourris, cupides et cruels…

  - Qui l'ont crucifié ! et ne lui ont jamais pardonné.

  - Je n'ai pas besoin du pardon des pharisiens, je ne recherche que celui de Dieu qui a dit : "Tu ne tueras pas" et je suis prête à la crucifixion [5]. »

  Cette question traverse de bout en bout le roman, qui insiste beaucoup sur la persécution du Christ. Ce dernier est présenté comme la seule alternative offrant de se distinguer de la mêlée humaine, comme le reconnaît malgré tout Claude : « Bien sûr, l'héroïsme consisterait, nous le savons tous, à refuser de prendre parti, au risque d'être massacré par les deux clans, pour n'avoir pas voulu participer à leur commune erreur, comme il est arrivé à Jésus [6]. » Cette vision du Christ est cohérente avec la production picturale de Vincenot qui est contemporaine du roman. Très axée sur le thème de la Crucifixion, elle s'arrête en particulier sur la souffrance, le martyr de Jésus. Par exemple, l'huile sur isorel intitulée Crucifixion, présentée à la page 147 du Peintre du bonheur (édition abondamment citée dans cet article), représente le Christ en pleine souffrance sur la croix, entouré d'une foule qui semble majoritairement hostile, dans une ambiance urbaine d'usines délabrées. À la même période, Vincenot peint notamment une Flagellation, une Pièta, et une Nativité [7]. Cette dernière a peu à voir avec la crèche.

   À partir du Pape des escargots (Denoël, 1972), la façon dont Vincenot dépeint le Christ change doucement. Dans ce roman, il est encore un peu similaire à ces Christ de douleur qu'il représente habituellement : il est encore le personnage principal du calvaire des Griottes, que répare Gilbert. Cependant, Vincenot accorde une grande importance au thème du Christ en gloire, qu'il exploite lorsque les Compagnons rénovent le tympan de la basilique de Vézelay :

  « Ces tourbillons de plis enchaînés les uns aux autres donnaient au grand Christ central un mouvement tellement majestueux que jamais Gilbert n’aurait osé les imiter. Il resta confondu devant ce rythme éblouissant de spirales. Toute une journée, il resta immobile dans le narthex et lorsqu’il ressentit véritablement un vertige, il ne put s’empêcher de penser à la Gazette. Oui, tous ces personnages dansaient ! Ils dansaient sous la conduite du plus grand d’entre eux, celui qui jaillissait de la mandorle. Les autres sautillaient, comme impatients de le suivre, mais lui tournait, dansant littéralement, sans qu’aucun doute fût possible.
   Et tout à coup, à force de le regarder fixement, Gilbert le vit tourbillonner. Il lui avait suffi pour cela de fixer simultanément les deux spirales de plis : celle du genou et celle de la hanche. Les spirales secondaires, celle du coude gauche et celle de l’épaule droite, se mirent en mouvement à leur tour, comme des remous, dans une eau profonde, entraînent d’autres remous en sens inverse, créant de larges et lentes interférences, frangées de clapotis.
   Oui cette danse de pierre évoquait l’eau, le tourbillon de la vie. Ou plutôt elle était la vie et le mouvement du monde [8]. »

   Ce passage illustre le glissement progressif que connaît l'iconographie christique chez Vincenot, qui laisse peu à peu de côté l'aspect doloriste des ouvrages antérieurs pour aboutir, en 1982, aux Étoiles de Compostelle (Denoël). Dans ce roman, Vincenot synthétise en quelque sorte les diverses étapes de l'évolution de sa pensée en la matière. Le Prophète, qui est un peu, pour ce roman, l'équivalent médiéval de la Gazette du Pape des escargots et de La Billebaude, ironise d'abord sur les intentions des croisés quant à la Terre sainte [9]. Les nombreux personnages de Compagnons voient en Jésus un charpentier, ayant choisi pour disciples « des hommes de métier [...]. Pas un seul philosophe, pas un seul politique, pas un seul théoricien, [10] ». Le Prophète assimile ensuite le Christ au dieu celte Loug, « notre dieu à longue main... celui qui a servi de modèle au tympan de Vézelay [11] », avant de mêler plus encore les traditions orientales et occidentales, à nouveau devant le Christ en gloire de Vézelay :

   « - ... C’est que le frère qui a sculpté le tympan, est un des nôtres. Je l’ai connu haut comme ça. On lui a demandé de faire un Christ, fils de Dieu, Dieu lui-même, triomphant, dans sa gloire : il l’a fait en représentant le dieu Loug, Dieu, fils de Dieu, avec sa grande main… Comme ça les deux traditions sont rassemblées dans le plus pur esprit de Saint-Colomban, pour bien indiquer à celui qui « sait » que le temple est bien construit selon les règles, à la bonne place et qu’on y reconnaît le Dieu unique et indivisible !
   Le Prophète se reculait, clignait de l’œil, prenait un air important pour dire :
  - Oui, oui, oui ! Une magistrale synthèse de la métaphysique celtique et de la théologie hébraïque…[12] »

  D'abord très liées aux représentations de la part religieuse de son éducation, Vincenot a progressivement dressé les louanges d'un Christ révolté et subversif, agonisant sur la croix, à travers ses écrits, ses tableaux et sculptures. Fidèle à cette « synthèse de la métaphysique celtique et de la théologie hébraïque », il finit par proposer sa vision d'un Christ de gloire, « géant dansant [13] » qui réconcilie les traditions et les hommes. Il semble s'écrier, avec le personnage de Jehan le Tonnerre :

  « Écoute-les, ils chantent [...] un Jésus le fils, mais qui est beau, glorieux, lumineux et tout et tout et qui n’est plus charpentier du tout, ni sanglant, ni vaincu ! C’est un dieu brillant, bien habillé, avec une grosse rondelle derrière la tête et une grande main où on ne voit même plus le trou du clou[14]. »

  Le dénominateur commun de l'ensemble de cette iconographie christique demeure la conclusion que Vincenot délivre systématiquement, souvent de manière explicite. C'est le personnage de la Gazette qui la synthétise le mieux, dans la nouvelle « Noël gaulois : j'ai chassé la dahu », lorsqu'il lance les mots suivants à un groupe de parisien qu'il a entraîné dans une chasse à la dahu :

 

    « Faut aimer

    faut pardonner

    faut partager [15] »

La crèche en écorce de peuplier : quelle conclusion ?

   Pour sa crèche, Henri Vincenot ne s’interdit pas de faire cohabiter costumes bourguignons et Rois mages orientaux. Il dissémine, au milieu figures traditionnelles de la Nativité, des éléments familiaux, qui font pleinement partie de sa mystique personnelle. Il oscille adroitement entre le sens visible et compréhensible par tout spectateur familier d’une crèche classique, et la traduction dans la matière d’idéaux ou de pensées personnelles, développées par ailleurs via ces autres modes d’expression que sont le roman, la peinture, le théâtre… Entre tradition et renouvellement, la crèche en écorce de peuplier laisse entrevoir alternativement le pôle orientaliste de Vincenot, que l'on retrouve dans le roman Le Sang de l'Atlas, par exemple, et le pôle plus répandu et courant d'un bourguignon capable de représenter Dijon au-dessus de l'Enfant Jésus. N'hésitant pas à introduire un personnage négatif auprès du berceau du Christ, Vincenot ne se prive jamais d'associer différentes thématiques pour déceler, à travers la confrontation de symboles et d'archétypes, une vérité digne d'être transmise, incarnée dans ces morceaux de peuplier, et qui doit, à terme, trouver sa place au cœur de son œuvre principale : la reconstruction du hameau de la Peurie

  Singulière dans son œuvre sculpté tant par le thème exploité que par la méconnaissance qui l’entoure, la crèche d’Henri Vincenot représente la rencontre du désir de sculpter avec celui d'embellir le foyer et d'instruire sa progéniture. Laissons le mot final à Claudine Vincenot, qui résume, dans le passage suivant, les intentions initiales de son père quant à sa crèche, et nous rappelle justement qu'elle fut pensée pour son hameau : 

  « Son projet de sculpture va au-delà de l’anecdotique. Il y a un dessein d’envergure autour de cette crèche naïve. J’imaginai de la compléter en la flaquant d’une part d’une Visitation qui, avec cette Nativité, devraient composer un triptyque du Mystère de l’Incarnation. Plus tard, je pensais surmonter tout cela d’un deuxième étage, également en triptyque, traitant du Mystère de la rédemption […] au centre et, enfin, cet ouvrage devait se compléter par un troisième étage traitant des trois grands mystères glorieux : la Résurrection, la Pentecôte et l’Ascension. Il travaillera toute sa vie, par épisodes, à la réalisation de cet ambitieux projet. Il y consacrera les moments de loisir que lui laisseront l’écriture, la peinture et sa vie de famille à Dijon, à Commarin et surtout lors des siestes chaudes des étés dans le hameau en reconstruction [16]. »

Par Odin Georget

​   

[1] Dont plusieurs sont visibles au Musée Hiéron de Paray-le-Monial. Voir autrement Le Peintre du bonheur, op. cit., p. 147.

[2] Se référer au Peintre du bonheur, op. cit., p. 149-153. Voir également les deux calvaires exposés au Musée de la Vie bourguignonne (Dijon).

[3] Voir la page 54 de l’article de Madeleine Blondel.

[4] Pour n'évoquer que les ouvrages parus de son vivant.

[5] Henri Vincenot, Walther, ce Boche mon ami, Paris, Anne Carrière, 2003, p. 166 (réédition de l'ouvrage paru à Paris, Denoël, 1954).

[6] Ibid., p. 82.

[7] Pour ces trois œuvres voir Claudine Vincenot, La Vie toute crue, op. cit., p. 551-552.

[8] Henri Vincenot, Le Pape des escargots, op. cit., p. 257-258.

[9] Henri Vincenot, Les Étoiles de Compostelle, Paris, Denoël, 1982, p. 196-197.

[10] Ibid., p. 191.

[11] Ibid., p. 104.

[12] Ibid., p. 290-291.

[13] Ibid., p. 290.

[14] Ibid. p. 282.

[15] Henri Vincenot, Nouvelles ironiques, « Noël gaulois : j'ai chassé la dahu », Paris, Anne Carrière, « Le Livre de poche », p. 174.

[16] Claudine Vincenot, La Vie toute crue, op. cit., p. 394.

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