
Juillet-Août 2024
Les vacances d'Henri Vincenot, ou la genèse des Voyages du professeur Lorgnon


Dessin du professeur Lorgnon pour la couverture du livre, par Henri Vincenot
« Ce que le jeune homme acquiert dans sa jeunesse curieuse constitue de précieux matériaux pour ses activités futures et lui inspirera son personnage du professeur Lorgnon, l’homme aux passionnants voyages. »
C’est en ces termes que Claudine Vincenot décrit, dans la somme biographique consacrée à son père, La Vie toute crue[1], la façon de ce dernier de vivre ses vacances de jeunesse. L'article suivant souhaite explorer cette hypothèse par quelques exemples, afin d'aborder la genèse des Voyages du professeur Lorgnon et certains aspects du travail d'Henri Vincenot pour La Vie du Rail.
Quelques éléments contextuels autour du professeur Lorgnon
Vincenot publie ses reportages dans l’hebdomadaire Notre Métier, ancêtre de La Vie du Rail, à partir de 1948[2] jusqu’en 1983, même si sa retraite a naturellement modifié son rythme à partir de 1967-1968[3]. Le professeur Lorgnon, qu'il invente « pour donner vie à ses randonnées » (p. 580), prend rapidement une place importante dans ses récits de voyage dont il est, avec ses amis l’ingénieur Pillsech et le docteur Ribistou, le principal protagoniste. Tout à la fois technicien du vocabulaire ferroviaire, guide touristique précis, et poète épris d’histoire et de géographie, le professeur Lorgnon est sans doute l’un des personnages qui illustre le plus fidèlement l’idée que se fait Vincenot des interactions de l’homme avec le paysage. Les dessins, les cartes et même les schémas, tous de la main de l'auteur, qui agrémentent les descriptions du professeur, rendent compte, d’un côté, de sa passion pour la nature demeurée sauvage et de son intérêt pour la compréhension de données géographiques et géologiques. Tel est par exemple le cas du voyage intitulé « Les beaux yeux d’Esclarmonde[4] », sur la ligne Toulouse-Puigcerda, qui présente un dessin des ruines de Montségur surmontant un environnement pyrénéen. D’un autre côté, la plupart des illustrations sont constituées de paysages où la marque de l’homme est plus visible. Il en est ainsi par exemple de la représentation d’un village, d’une église, comme pour Saint-Mathieu, en Bretagne, où les falaises abruptes sont surmontées d’une bourgade. Naturellement, Vincenot fait la part belle aux aménagements ferroviaires, qui intéressent les lecteurs de La Vie du Rail. Ces installations sont parfois spectaculaires car situées sur des lignes encaissées[5], isolées ou singulières. Leur attrait provient souvent des monuments, villages ou paysages qu'elles longent et permettent d'embrasser du regard avec un point de vue unique, lié à ce moyen de locomotion. Le professeur Lorgnon devient alors exégète de ces paysages, capable de déceler la beauté de cette rencontre[6] entre nature sauvage et ouvrages de caractère industriel que sont les viaducs, ou les voies ferrées à flanc de montagne. Le tout en informant les lecteurs avec quelques données techniques soigneusement distillées.
Genèse du reporter : petits voyages en Bourgogne
Revenons à la citation de Claudine Vincenot et à ce qu’elle met en exergue : le rapport entre les vacances de jeunesse de son père, et les sujets de ses reportages d’adulte.
Scolarisé à Dijon, où ses parents demeurent, Vincenot partage sa vie entre la ville et les allers-retours à Commarin, où vivent ses grands-parents maternels, Valentine et Joseph Brocard, et Vandenesse, village voisin de ses grands-parents paternels, Céline et Alexandre Vincenot. Claudine Vincenot décrit cette période de la vie de son père dans La Vie toute crue. La région est alors parsemée de voies ferrées et Marguerite, mère d’Henri, l’emmène voir ses grands-parents par le train : « Pendant tout le temps du voyage – une heure pour parcourir trente-cinq kilomètres, car le train de la vallée s’arrête à chaque village – Henri ne décolle pas son museau de la vitre : tout est surprise, tout est mouvement, couleurs, accents rudes ou harmonieux. » (p. 51). Certes le point de vue exprimé ici est rétrospectif et influencé par la connaissance qu’a Claudine Vincenot de la carrière journalistique de son père. Mais la fréquence de ces trajets entre Dijon et l’Auxois rend vraisemblable l’imprégnation d’un paysage dans l’esprit de Vincenot. Ce sont là ses premiers contacts avec le train et le paysage, les prémices d'un goût pour le voyage en train et à pied, entretenu toute sa vie durant.
Vacances à Pordic : naissance des passions celtes
Un jour de l’hiver 1920, Henri, qui a huit ans, rentre malade de l’école (p. 89). Le médecin du P.L.M. (Paris-Lyon-Marseille), compagnie ferroviaire où travaille son père Charles, diagnostique une pneumonie double. Pour la convalescence de l'enfant « le médecin évoque la nécessité de "prendre l’iode" en bord de mer » (p. 93). Pour ce faire la famille Vincenot jette son dévolu sur Pordic, « petit port des Côtes-du-Nord, situé au creux de la baie de Saint-Brieuc » (p. 94). C’est le début d’une longue série de vacances estivales bretonnes qui se prolongent chaque été jusqu’en 1932 (p. 218). C’est aussi la genèse de la passion de Vincenot pour la culture et les paysages celtes, qui s’exprime dans sa peinture et dans ses écrits romanesques, certes de façon diffuse. Elle se trouve néanmoins pleinement développée dans L’Œuvre de chair, roman paru en 1984 chez Denoël.
La place de la Bretagne dans l’œuvre de Vincenot s’exprime, avant le roman, dans son travail de reporter. Il y consacre dès 1953 un article, intitulé « La Gare de Quimper » (La Vie du rail, n° 411, 6 septembre 1953, p. 3-4), ou encore, en 1958, « Redon, porte de la Bretagne » (La Vie du rail, n° 650, 8 juin 1958, p. 10-12). Les successives éditions des Voyages du professeur Lorgnon (cinq de 1967 à 1985) constituent un témoignage supplémentaire de cet attrait : deux voyages sur onze se déroulent en Bretagne dans les deux premières éditions de l’ouvrage, trois dans les suivantes. Le reportage « Dans le cercle magique » (La Vie du rail, n° 1344, 28 janvier 1972, p. 8-12) se passe entre Auray et Saint-Brieuc. Le passé de Vincenot avec ce territoire rejaillit parfois fortement à travers le personnage de Lorgnon, par exemple lorsque l’un des acolytes du professeur lui rétorque : « – Oui, on sait que les premiers élans de votre cœur de seize ans furent pour une jeune Bretonne. Ils vous inspirent encore des accents lyriques…[7] ». L’histoire de ces « premiers élans » de coeur est précisément celle qui est narrée dans L’Œuvre de chair. La première partie du roman, intitulée « La demoiselle de Plouvara », se passe non loin de ce « ce cercle magique ». Il en va de même pour le voyage « Au pays du mystère ! » (La Vie du rail, n° 810, 27 août 1961, p. 6-12), concentré sur la ligne Le Mans-Brest, où, en vue de la baie de Saint-Brieuc, Lorgnon se trouve déstabilisé par une réminiscence amoureuse. Il « se précipit[e] à la fenêtre de gauche et il se m[e]t à regarder fiévreusement au loin. Brusquement, l’horizon nord s’était entrouvert, et, au fond d’une baie profonde, où luisaient les tangues et les sables, un village gris et bleu, autour de son église, apparut, entre les deux côtes, assez escarpées, qui forment le Vde la baie de Saint-Brieuc, la bourgade d’Yffiniac[8]. » Plus loin, Vincenot va jusqu’à mettre en scène les retrouvailles entre Lorgnon et son amour d’enfance, Anne Guianvarc’h, que le professeur a connue dans la environs de Saint-Brieuc : « – Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter Anne Guianvarc’h, dont je vous parlais tout à l’heure ! Puis il retomba sur la banquette, le souffle coupé[9]. » Le personnage d’Anne Guianvarc’h est à rapprocher de celui d’Anne Guesclin de L’Œuvre de chair, bien que leur traitement littéraire soit très différent. Toutes deux sont inspirées d’Anne Nicolas, la véritable[10] « Demoiselle », rencontrée pendant les vacances en Bretagne.
Dans le cas breton, les sensations et expériences de vacances de Vincenot sont déterminantes pour son travail de reporter, lequel, dans son esprit comme dans les faits, ne se limite pas à un récit désincarné d'expérience touristique.
Été 1929 : périple en pays d'Oc
À l’été 1929, alors qu’il vient d’obtenir le baccalauréat, Vincenot « envisage une vaste randonnée pédestre dans le Pyrénées, qu’il ne connaît pas » (p. 162). Claudine Vincenot raconte le périple que suivit son père, entre train et marche à pied, de Saint-Jean-de-Luz à Arles : Bidart, Guéthary, Sare, Lourdes, les vallées de Ferrières et d’Argelès, Bagnères-de-Bigorre, Tarbes, Toulouse, Albi, Montségur, Sète, Aigues-Mortes, Saintes-Maries-de-la-Mer, et Arles constituent les principales étapes de ce voyage estival. La plupart de ces destinations sont, des années plus tard, réinvesties poétiquement par l’intermédiaire du professeur Lorgnon.
Totalement absent des deux premières éditions des Voyages du professeur Lorgnon (1967 et 1968), le sud de la France est, à partir de l’édition de 1983, fortement représenté, avec six voyages différents. La parution d’un deuxième tome en 1985 porte finalement le décompte à quatorze voyages dans le sud de la France, sur les vingt-huit proposés. L’essentiel de ces reportages, qui furent publiés au préalable dans La Vie du Rail, date des années 1969-1970. Ils suivent ou s'inspirent en bonne part du périple de Vincenot lors de l’été 1929. C’est le cas, par exemple, du voyage de Sète à Béziers, intitulé « Rêveries littorales de La Gardiole à la Clape », (La Vie du rail, n° 1207, 31 août 1969, p. 37-44). C'est le troisième épisode de la série de reportages – qui en compte huit – intitulée « À la recherche du Languedoc-Roussillon ». Le professeur Lorgnon, à la fin du texte, se lance dans une tirade lyrique sur le Languedoc sauvage de son adolescence :
« … Je me souviens justement avoir parcouru ce triangle déshérité à pied, par la grande chaleur de septembre, sac au dos. J’ai suivi ces routes, alors poudreuses, et j’en ai gardé un souvenir émerveillé, car j’ai toujours été récompensé en découvrant, après une journée exténuante, au nord des marais de Vendres, les vestiges alors délaissés du temple de Vénus, dont Vendres porte le nom et, un peu plus tard, après m’être perdu dans les marais entre Montels et Montady, en tombant sur l’extraordinaire colline d’Ensérune ! Cet oppidum était alors inconnu. Et sur ce monticule, d’où je dominais tout le golfe, j’ai trouvé deux hommes, pic et pelle en main, qui, à l’époque, mettaient au jour les vestiges extraordinaires des civilisations qui ont précédé la conquête romaine[11]. »
La ressemblance de ce passage avec les vacances de Vincenot à l’été 1929 est frappante. C’est, dans le détail et à titre d'exemple, à relier avec ce mode de découverte d'un territoire que Claudine Vincenot décrit dans les termes suivants : « Les nuits, il les passe à la belle étoile ou, parfois, dans un de ces cayolars désertés, petites constructions en pierres sèches et en forme d’igloo qui servent de refuge aux bergers. » (p. 166).
Il en va de même pour la plupart des voyages de la série « À la recherche du Languedoc-Roussillon », notamment pour l'inaugural « Un rêve de Lorgnon. Voyage en automobile de Nîmes à Maguelonne » (La Vie du rail, n° 1200, 29 juin 1969, p. 8-14). Ce voyage fait passer Lorgnon et son compagnon de route Pillsech par Aigues-Mortes, qui fut une étape de Vincenot lors du périple de 1929. Les cartes des Voyages du professeur Lorgnon rendent parfois mieux compte de ce tropisme que le texte. Pour ce voyage de Nîmes à Maguelonne, la carte de la région englobe Saintes-Maries-de-la-Mer et Arles, dont il n’est pas question dans l’article, mais qui constituèrent les dernières étapes de son périple d'adolescence.
En conclusion, vivent les vacances !
Vincenot s'inspire directement de sa façon de faire du tourisme lorsqu'il alterne, pour ses personnages, l'usage du train et de la marche à pied. C’est d'ailleurs ce qu'il nomme la « culture itinérante[12] ». Il s’agit en quelque sorte d’une autre forme de « billebaude », appliquée au tourisme et au nécessaire usage du train pour un reporter de La Vie du Rail. Les petites étapes, qui permettent à la fois la contemplation de larges espaces et les visites détaillées d'un patrimoine riche et foisonnant, contribuent à la mise en place d'une forme de dialectique littéraire entre son expérience d'adolescent et ses retours actualisé d'adulte et de reporter. Le tout alors que, parfois, quarante à cinquante ans ont passé entre sa première visite et son reportage.
Nous comprenons ainsi que l'expérience du retour est au moins aussi importante que celle de la découverte pour Les Voyages du professeur Lorgnon. C'est cela , sans doute, qu'exprime Claudine Vincenot lorsqu'elle écrit que « comme Flaubert, il pourrait s'écrier : "Le professeur Lorgnon, c'est moi !" » (p. 163).
Par Odin Georget
[1] Claudine Vincenot, La Vie toute crue, Paris, Anne Carrière, 2006 p. 163.
[2] Se référer à l’onglet « Vie et œuvre » de notre site pour la liste complète des publications de Vincenot dans l’hebdomadaire cheminot.
[3] Claudine Vincenot, La Vie toute crue, op. cit., p. 593. Les prochaines références à cet ouvrage seront indiquées entre parenthèses pour une meilleure lisibilité.
[4] Henri Vincenot, Les Voyages du professeur Lorgnon, Paris, Denoël/La Vie du Rail, « Folio » 1983 (1985), p. 243.
[5] Voir par exemple « Le train dans un volcan », ibid., p. 3.
[6] Voir Gaby Bachet, Le Chemin de fer vu par Henri Vincenot, Paris, La Vie du Rail, 2004, p. 102-137.
[7] Henri Vincenot, Les Voyages du professeur Lorgnon, dans Les Livres du rail, Paris, Omnibus, 2003, p. 841.
[8] Ibid., p. 806.
[9] Ibid., p. 809.
[10] Voir Claudine Vincnenot, La Vie toute crue, op. cit., p. 141.
[11] Henri Vincenot, Les Voyages du professeur Lorgnon, dans Les Livres du rail, op. cit., p. 1140.
[12] Ibid., p. 1109.






